Justice
Bataille rangée entre magistrats et avocats après l’importation de 2,4 tonnes de cannabis près de Cholet

La Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Rennes a refusé ce mardi 9 juillet 2024 de renvoyer le procès des seize prévenus jugés pour l’importation de 2,4 tonnes de cannabis près de Cholet (Maine-et-Loire) entre 2020 et 2022, comme le lui demandaient pourtant les avocats de la défense.
Pour rappel, cette procédure avait démarré, comme beaucoup d’autres, par le démantèlement de la messagerie cryptée canadienne SkyECC, dite « la messagerie du crime ». Des enquêteurs de Lille (Nord) avaient en fait « réussi à intercepter les communications » révélant l’importation de 2,4 tonnes de cannabis depuis le Maroc par une « bande organisée » d’hommes et de femmes de la région de Cholet (Maine-et-Loire) entre 2020 et 2022. Le lieu de stockage se trouvait précisément à Mazières-en-Mauges.
Dans cette affaire, seize personnes ont donc été renvoyées devant le tribunal correctionnel de Rennes dans sa formation JIRS : le juge d’instruction a en effet acquis la conviction que ceux-là procédaient par « un système de remontée via des chauffeurs poids-lourds depuis le Maroc via l’Espagne » pour atterrir principalement à Cholet, mais aussi à Nantes (Loire-Atlantique) ou Talmont-Saint-Hilaire (Vendée), lieu de résidence d’un des prévenus dans ce dossier d’ampleur.
L’affaire avait donc été audiencée sur une semaine et le procès s’est ouvert ce lundi 8 juillet 2024, dans des conditions rocambolesques. De nombreux avocats de la défense se sont en effet succédés à la barre pour solliciter le renvoi du dossier : l’une des avocates est « empêchée » pour « raisons médicales », deux autres sont retenus devant la cour d’assises du Morbihan pour défendre un homme accusé de « tentative d’assassinat » sur la mère de ses enfants et enfin d’autres avocats avaient eux aussi « des impératifs ».
UNE DECISION DE LA COUR DE CASSATION ATTENDUE
Mais surtout, pour Me Fabian Lahaie, le procès ne pouvait pas se tenir avant le 7 août 2024, date à laquelle la Cour de cassation se prononcera sur les nullités qu’il a soulevées dans ce dossier : il conteste précisément les « conditions de l’exploitation de la messagerie cryptée SkyECC ». En clair, si la Cour de cassation venait à le suivre, non seulement le dossier s’écroulerait en grande partie, au bénéfice de l’ensemble des prévenus, mais il pourrait aussi avoir des conséquences dans de nombreuses autres procédures initiées en France.
Après s’être vu opposer un premier refus de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes, l’avocat rennais avait donc porté l’affaire devant la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français. Et la Cour de Cassation a accepté de faire droit à « l’examen immédiat » qu’il a sollicité, une décision extrêmement rare, selon un de ses confrères.
Attendre une décision de la Cour de cassation n’a jusqu’alors « jamais posé problème », a plaidé l’avocat, autour duquel l’ensemble de ses confrères ont fait bloc pour que « les droits de la défense soient préservés ». Le tribunal n’a d’ailleurs pas découvert la situation à l’ouverture de ce procès d’ampleur : la présidente de la JIRS avait en effet fait savoir aux avocats, en amont des débats, qu’elle n’entendait pas faire droit aux demandes de renvoi des avocats.
Dans ce contexte, la bâtonnière de l’ordre des avocats du barreau de Rennes, Me Catherine Glon, avait donc pris soin de rester lundi aux abords de la Cité judiciaire pour soutenir ses confrères en cas de refus. Elle a donc pris la parole dans l’après-midi, lors du premier jour du procès, pour critiquer le refus de la présidente de la JIRS de renvoyer le procès.
UN CHOIX « INSENSE » ET « NON ADMISSIBLE » DE LA PRESIDENTE
« Les décisions (…) prises emportent des difficultés déontologiques majeures », avait déploré la bâtonnière, regrettant que la juridiction « décide qu’il y a lieu de se passer de la présence des avocats sans motiver une telle décision ». Or, certains prévenus encourent jusqu’à vingt ans de prison et sont « dans un grand désarroi », sans les avocats qu’ils ont choisis et qui ne sont donc pas tous en mesure de les assister cette semaine. « C’est insensé, non admissible, profondément disqualifiant pour les droits de la défense », avait insisté Me Catherine Glon.
En fait, la présidente de la JIRS – qui a travaillé ce dossier volumineux – quittera prochainement ses fonctions rennaises ; un renvoi du dossier aurait donc nécessité qu’un autre magistrat reprenne l’examen du dossier à zéro, alors que la charge de la juridiction ne lui laisse pas grande marge de manœuvre pour reprogrammer ce procès calibré sur une semaine.
Mais cette raison n’a jamais été évoquée explicitement en audience publique par la magistrate ; elle avait décidé ce lundi en fin de journée de suspendre jusqu’au lendemain cette audience, en attendant que la première présidente de la chambre des appels correctionnels, saisie par la défense, ne se prononce sur leur appel.
En vain, puisque celle-ci a considéré que leur demande était « sans objet », a fait savoir la présidente de la JIRS à la reprise de l’audience ce mardi 9 juillet 2024 à 14h. Concrètement, la magistrate de la cour d’appel a estimé que ces conclusions pourraient à nouveau être soulevées en appel à l’occasion d’un éventuel réexamen de l’affaire, mais pas à ce stade.
« C’EST DE NOS VIES DONT ON PARLE »
Entre-temps, les avocats de la défense ont donc pris de nouvelles écritures « strictement identiques » aux fins de transmission d’une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), considérant que « le droit au recours effectif » de leurs clients n’était pas « préservé » en l’espèce.
« Si la Cour de cassation fait droit [aux conclusions de nullité de Me Fabian Lahaie], la totalité du dossier depuis son origine sera annulée, mais les personnes qui n’ont pas déposé de demandes ne pourront pas profiter de cet effet, ce qui pose un vrai problème de sécurité juridique », a plaidé l’avocat à l’initiative du pourvoi en cassation.
« Sachez qu’il n’y a ici aucune satisfaction à retarder l’examen au fond de l’affaire à l’audience, (…) mais face à des questions de procédure, la défense n’a d’autres soucis que de faire au mieux », a complété Me Maxime Tessier, saluant, au passage, le travail de son confère Fabian Lahaie. « Il est de notre devoir, au regard de notre serment, de nous y associer. »
La procureure de la République a pour sa part grincé qu’il était « difficile » pour les prévenus « d’accepter d’être jugés ». Pour elle, la QPC déposée n’avait « pas de caractère sérieux » et ne devait pas être transmise. A 16h40, ce mardi 9 juillet 2024, le tribunal a donc finalement décidé de « joindre les incidents au fond » et a « dit n’y avoir lieu à transmission » de la QPC déposée. Après deux jours de débats procéduraux, l’examen du fond du dossier a donc démarré. Le jugement, initialement attendu vendredi, devrait dans ces conditions tomber la semaine prochaine. Si le 7 août 2024, la Cour de cassation venait à suivre le raisonnement de la défense, alors ce procès n’aurait servi à rien. Mais certains prévenus, s’ils étaient condamnés, pourraient être incarcérés dans l’intervalle… « C’est de nos vies dont on parle », a soufflé l’un d’eux en marge des débats./CB